2 Neurones & 1 Camera

Olivier Thereaux

Sans Soleil: le Japon de Chris Marker

Il m’écrivait…

II me disait que c’était pour lui l’image du bonheur, et aussi qu’il avait essayé plusieurs fois de l’associer à d’autres images - mais ça n’avait jamais marché.

II m’écrivait : «... il faudra que je la mette un jour toute seule au début d’un film, avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, au moins on verra le noir.»

J'allais passer quelques jours au Japon. Tokyo, pour retrouver et revisiter mes lieux de prédilection. Sapporo aussi, la destination officielle de mon déplacement professionnel. Et, passage quasi-obligé, l'aéroport de Narita. Trois lieux qui, dans mon souvenir, étaient reliés par la narration de Chris Marker (pour lequel j’avais déjà dans ces pages noté mon admiration) dans son plus beau documentaire, Sans Soleil.

Je pourrais retracer ses pas. Traduire, revisiter, ou bien même illustrer son Japon par les images que je rencontrerai. Sans certitude que cela collerait. Le Japon est un pays vaste, multiple et changeant.

Aimions-nous la même ville, le même pays, les mêmes souvenirs?

Les retrouvailles

Il me décrivait ses retrouvailles avec Tokyo. «Comme un chat rentré de vacances dans son panier se met tout de suite à inspecter ses endroits familiers.»

II courait voir si tout était bien à sa place, la chouette de Ginza, la locomotive de Shimbashi, le temple du Renard au sommet du grand magasin Mitsukoshi, qu’il trouvait envahi par les petites filles et les chanteurs de rock.

J'ai beau rester presque une semaine à Tokyo, je peine à me traîner exactement dans les lieux qu'il avait fait siens. Entre la statue d’Hachiko, les grands magasins de Ginza et les rockers d’Harajuku, il semblait passer bien du temps dans des lieux qui existent encore, mais que j’ai depuis longtemps abandonné aux touristes.

Je comprends, alors que je ne l’avais jamais noté lors de mes projections de son film, que le Tokyo de Chris Marker était la ville d’un visiteur, certes averti mais visiteur quand même.

Les jours défilent, je suis passé en coup de vent à Harajuku et Shibuya mais sans y voir leurs icônes, et Ginza disparaît peu à peu de ma liste de courses. J'imaginais me plier au texte, revisiter ses souvenirs avec ses mots. Je ne peux m’y résoudre, trop conscient du peu de temps que j’aurais sur place.

Plutôt qu'un hommage, je vis un écho. Je reproduis naturellement son schéma. Je fais le tour du propriétaire. La gare est en travaux mais le reste est là : les ruelles, les façades déglinguées des petits bars, la frontière floue entre vie publique et privée dans les petits quartiers de ce gigantesque village.

Et plutôt que Ginza et Harajuku, c’est ma banlieue chérie de Setagaya que je passe et repasse en revue. Shimokita, Gotokuji. Yanaka aussi. Shonan, plus loin, pour respirer les vieilles amitiés et vérifier que les surfers s'inventent toujours des vagues.

Et puis dans les méandres de ma rêverie, j’ai rencontré quand même un renard, et une chouette.

II écrivait «Après quelques tours du monde, seule la banalité m’intéresse encore. Je l’ai traquée pendant ce voyage avec l’acharnement d’un chasseur de primes.»

Ces joies simples du retour au pays, au foyer, à la maison familiale, qu’il ignorait, douze millions d’habitants anonymes pouvaient les lui procurer.

Tokyo et ses visages

Il m’écrivait: «Tokyo est une ville parcourue de trains, cousue de fils électriques, elle montre ses veines.»

Toute la ville est une bande dessinée. C’est la planète Mongo. Comment ne pas reconnaître cette statuaire qui va du baroque plastifié au stalinien-lascif, et ces visages géants dont on sent peser le regard - car les voyeurs d’images sont vus à leur tour par des images plus grandes qu’eux.

Il m’écrivait que le secret japonais, cette poignance des choses qu’avait nommée Lévi-Strauss, supposait la faculté de communier avec les choses, d’entrer en elles, d’être elles par instant. Il était normal qu’à leur tour elles fussent comme nous - périssables et immortelles.

Il m’écrivait: «L’animisme est une notion familière en Afrique, on l’applique plus rarement au Japon. Comment appeler alors cette croyance diffuse selon laquelle n’importe quel fragment de la création a son répondant invisible ?

Quand on construit une usine ou un gratte-ciel on commence par apaiser le dieu propriétaire du terrain avec une cérémonie.»

Le tsunami de l’industrie de la construction s’en donne à cœur joie, avec pour prétexte du jour la préparation aux jeux olympiques.

Le Japon fait ce que le Japon sait faire: du béton.

Pourtant, ces anomalies que sont l’Idiot Savant ou le Suzunari à Shimokitazawa, ces reliques hors mode et d’un autre âge, sont encore là, et me convainquent cette fois encore que tout ira bien.

Il me disait que cette ville devait se déchiffrer comme une partition. On pouvait se perdre dans les grandes masses orchestrales et les accumulations de détails, et cela donnait l’image vulgaire de Tokyo surpeuplée, mégalomane, inhumaine. Lui croyait y percevoir des cycles plus ténus, des rythmes, des clusters de visages attrapés au passage, aussi différenciés et précis que des grappes d’instruments.

Inhumaine? Peut-être, mais plus végétale et féérique que mégalomane et surpeuplée. Cette nature qui pousse dans les fissures du béton n’avait cessé de me surprendre quand je rêvais “Ghosts of Tokyo”, et en cela rien n’a changé.

De la rouille, de la mousse et des feuilles rebelles, mes compagnes d'errance.

Avaler la ville

Quand le printemps venait, quand chaque corbeau pour l’annoncer augmentait son cri d’un demi-ton, je prenais le train vert de la Yamanote Line et je descendais à la gare de Tokyo, voisine de la Poste Centrale.

Je m’offre quelques tours de Yamanote, prenant bien soin d’éviter l’enfer de l’heure de pointe. En journée, c’est un bonheur, une fenêtre mouvante sur l’humanité et sur la ville. Et qui plus est, climatisée. On a beau être fin Octobre, Tokyo a chaud.

Le reste du temps, je marche. À n’en plus pouvoir. Vingt, trente kilomètres par jour, au rythme des pauses dictées par l’appareil photo. Le rythme est gentillet, saccadé, mais sans répit.

Je marche à m’en filer des phlyctènes aux orteils, des courbatures aux mollets, à m’en souvenir de mon âge. Je marche, glouton, je veux être dans la ville, partout, de l’aube au crépuscule.

Je mesurais l’insupportable vanité de l’Occident qui n’a pas cessé de privilégier l’être sur le non-être, le dit sur le non-dit. Je marchais le long des petites échoppes des marchands de vêtements, j’entendais au loin la voix de M. Akao, répercutée par les hautparleurs, qui avait monté d’un demi-ton.

À l’approche de la nuit, la mégalopole se casse en villages. Avec ses cimetières de campagne à l’ombre des banques, ses gares et ses temples, chaque quartier de Tokyo redevient une petite bourgade naïve et proprette qui se cache entre les pattes des gratte-ciel.»

Plus tard, il me racontait qu’il avait dîné au restaurant de Nishi-Nippori où M. Yamada pratique l’art difficile de l’action cooking. Il me disait qu’à bien observer les gestes de M. Yamada et sa façon de mélanger les ingrédients, on pouvait méditer utilement sur des notions fondamentales, communes à la peinture, à la philosophie et aux arts martiaux.

Il prétendait que M. Yamada détenait, et de façon d’autant plus admirable que son exercice en était humble, l’essence du style - et que par conséquent, c’était à lui de mettre sur cette première journée de Tokyo, avec son pinceau invisible, le mot FIN.

Gotokuji, Tora, et le temple aux chats

II m’écrivait que dans la banlieue de Tokyo, il y a un temple consacré aux chats. «Je voudrais savoir vous dire la simplicité, l’absence d’affectation de ce couple qui était venu déposer au cimetière des chats une latte de bois couverte de caractères. Ainsi leur chatte Tora serait protégée.»

À Gotokuji je fais mon pélerinage. Nous avons ce lieu précis en commun, au moins. Je compte les milliers de chats de porcelaine. Il est encore tôt, il fait un peu froid à l'ombre des vieux conifères.

Le temple est vide, les hommes n'ont laissé que des traces et des pierres tombales. Pour une heure ou deux, j'écoute les blagues salaces des corbeaux, véritables proprios du lieu.

Non, elle n’était pas morte, seulement enfuie, mais au jour de sa mort personne ne saurait comment prier pour elle, comment intercéder pour que la Mort l’appelle par son vrai nom. II fallait donc qu’ils viennent là tous les deux, sous la pluie, accomplir le rite qui allait réparer, à l’endroit de l’accroc, le tissu du temps.

Sapporo, Hokkaido

Il m’écrivait «Je reviens d’Hokkaido, l’île du nord. Les Japonais riches et pressés prennent l’avion, les autres prennent le ferry.»

À l’atterrissage, je mets quelques temps à comprendre pourquoi tout est si blanc. Hier, j’étais à la plage. Mais de l’aéroport de Chitose au trajet à pied de la gare à l’hotel à se battre contre une grêle à l’horizontale, Sapporo s’applique à me rappeler sa latitude aussi bien que la date.

Démonstration faite, le ciel se découvrira. Il fera froid, certes, mais nul besoin d’en rajouter.

On a compris. C’est le Nord.

Même si la rue était vide, je m’immobilisais au feu rouge, à la japonaise, afin de laisser la place aux esprits des voitures cassées.

«L’attente, l’immobilité, le sommeil morcelé, tout ça curieusement me renvoie à une guerre passée ou future : trains de nuit, fins d’alerte, abris atomiques... De petits fragments de guerre enchâssés dans la vie courante.» II aimait la fragilité de ces instants suspendus, ces souvenirs qui n’avaient servi à rien qu’à laisser, justement, des souvenirs.

Narita

Je suis retourné à Narita, pour l’anniversaire d’une victime de la lutte. Une manif’ irréelle, l’impression de jouer Brigadoon, de me réveiller dix ans après au milieu des mêmes acteurs, avec les mêmes langoustes bleues de la police, les mêmes adolescents casqués, les mêmes slogans, les mêmes banderoles, le même objectif : lutter contre l’aéroport. Une seule chose s’est surajoutée : l’aéroport, précisément. Mais avec sa piste unique et les barbelés qui l’étouffent, il fait plus assiégé que victorieux.

Trente ans plus tard l’aéroport est un fait avéré, une évidence. Tellement que je ne connais de Narita que ses pistes et terminaux. Alors pour une fois je fais escale, débarque du train un arrêt plus tôt et m’en vais découvrir Narita-la-ville et Narita-le-temple.

Il m’écrivait: «Je rentre par la côte de Chiba... Je pense à la liste de Shônagon, à tous ces signes qu’il suffirait de nommer pour que le cœur batte. Seulement nommer. Chez nous un soleil n’est pas tout à fait soleil s’il n’est pas éclatant, une source, si elle n’est pas limpide. Ici, mettre des adjectifs serait aussi malpoli que de laisser aux objets leurs étiquettes avec leurs prix.»

La poésie japonaise ne qualifie pas. II y a une manière de dire bateau, rocher, embrun, grenouille, corbeau, grêle, héron, chrysanthème, qui les contient tous. La presse ces jours-ci est remplie de l’histoire de cet homme de Nagoya : la femme qu’il aimait était morte l’an dernier, il avait plongé dans le travail, à la japonaise, comme un fou. II avait même fait une découverte importante, paraît-il, en électronique. Et puis là, au mois de mai, il s’est tué : on dit qu’il n’avait pas pu supporter d’entendre le mot printemps.

Là-bas, à 18 000 km, une seule ombre reste immobile au milieu des longues ombres bougeantes que la lumière de janvier promène sur le sol de Tokyo : l’ombre du bonze d’Asakusa. Car l’année du Chien commence aussi au Japon. Les temples sont combles de visiteurs qui viennent jeter leur pièce de monnaie et prier à la japonaise : une prière qui se glisse dans la vie sans l’interrompre.

En filmant cette cérémonie, je savais que j’assistais à la fin de quelque chose. Les cultures magiques qui disparaissent laissent des traces à celles qui leur succèdent, celle-ci n’en laissera aucune.

Post Scriptum

Au fond, son langage me touche parce qu’il s’adresse à cette part de nous qui s’obstine à dessiner des profils sur les murs des prisons. Une craie à suivre les contours de ce qui n’est pas, ou plus, ou pas encore. Une écriture dont chacun se servira pour composer sa propre liste des choses qui font battre le cœur, pour l’offrir, ou pour l’effacer.

Malgré les semaines de préparation, les notes gribouillées, les cartes et l’emploi du temps, tout s’est fait à l’envers.

Perdu au bout du monde, je me souviens de ce mois de janvier à Tokyo, ou plutôt je me souviens des images que j’ai filmées au mois de janvier à Tokyo. Elles se sont substituées maintenant à ma mémoire, elles sont ma mémoire. Je me demande comment se souviennent les gens qui ne filment pas, qui ne photographient pas, qui ne magnétoscopent pas, comment faisait l’humanité pour se souvenir...

Je pensais refaire son trajet, illustrer ses idées, traduire son propos.

Au final, ce sont ses paroles qui se sont collés à mes pas, son texte s’apposant à mon expérience, l’expliquant, l’annotant, et me donnant enfin les mots pour comprendre et aimer ces images qui accompagnent mes rêves et s’accrochent à ma rétine quand je ferme les yeux.

Foin des décennies, nous avions partagé un voyage, un rêve, des souvenirs, et une tendresse pour ce pays.

Christian François Bouche-Villeneuve alias Chris Marker

29 July 1921 – 29 July 2012

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